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Les résultats de l'autopsie

Le 13 février 2014, quelques heures après la lecture des résultats de l'autopsie..

 

“Trois quarts d'heure, à peu près,” nous annonce la secrétaire.

 

Il n'avait aucune envie de venir. J'ai l'avantage d'avoir dû franchir les portes de la clinique à nouveau la semaine d'avant mais pour lui c'est différent. C'est le même chemin que le jour où il m'a vue prendre les clés de la voiture dans la nuit, reçu un appel de mon portable, entendu mes cris, écouté le médecin, prévenu son chef, accompagné notre fille à la crèche comme si de rien était pour craquer ensuite dans le bureau de la directrice face à l'absurdité de la situation. Il attend des comptes. Il exige des explications. Il les soupçonne déjà de vouloir cacher leurs erreurs si elle venait à nous annoncer qu'il n'y avait aucune explication. Il a lu des rapports médicaux, des forums, des chiffres, des listes et des sites d'étudiants en médecine.

 

Ce sera une heure et quart d'attente dont quarante-cinq minutes dans un café plus loin pour ne pas patienter blancs de peur aux côtés des belles femmes enceintes épanouies, les mains sur leur ventre bien rond.

 

Que fait-on pendant tout ce temps ? On se repasse une fois de plus en accéléré la grossesse, on y va chacun de son ressenti, de ses souvenirs, les chutes, les trajets, les médicaments comme on mènerait une enquête mais on ne communique pas vraiment. Il pleut tellement dehors.

 

On a déjà bien pleuré. Et là, nous n'avons pas de nouvelles raisons pour l’instant de sortir les mouchoirs. Nous sommes juste dans l'attente, encore. Ce qui me fait penser que notre cauchemar a eu ces moments absurdes que l'on ne raconte pas toujours parce qu'on les oublie ou bien qu'on les a enfouis. Des moments où l'on s'est mis à sourire ou même rire et que l'on explique pas.

 

Le premier, c'est pour ça qu'il m'a marqué, c'était avec nos amis à la clinique. Trente secondes avant qu'ils arrivent, une dizaine d'heures après mon accouchement, je veux les rappeler pour leur dire que c'était idiot, que finalement nous avions changé d'avis et que nous ne voulions voir personne. Ils n'habitaient pas loin. Nous avions rencontré notre fils le matin, l'avions confié aux étoiles dans l'après midi et notre fille était passée pour nous voir et recevoir de maladroites explications sur ce qui s'était passé. Nous n'avions qu'une envie : partir et partir loin de cet endroit mais il nous restait encore une nuit à passer à la clinique. C'était le protocole après un accouchement.

 

C'est trop tard. Ils frappent à la porte. C'est irréel. Les garçons partent acheter à boire. Ils reviennent avec des choses un peu bizarres. Je ne sais plus exactement mais par exemple il y avait quatre yaourts. Aller dans un supermarché après avoir vécu coupé du monde des vivants n'était finalement pas chose aisée et le résultat était là. Nous en étions à notre troisième chambre du séjour et moi à mon sixième lit. En parlant de lit, celui de mon conjoint attendait dans le couloir de franchir le pas de la porte. Tous les jours, il était allé payer la facture, il avait donné la preuve de paiement à l'équipe, on lui avait fourni des draps pour s'installer sur le fauteuil convertible de la chambre. Ici, aucun fauteuil à transformer en lit mais un lit de camp plié encombre le couloir de l'étage de gynécologie. Les infirmières ne nous connaissent pas et nous répondent depuis quatre longues heures, les unes après les autres, de ne pas toucher au lit, qu'elle s'en occupe « dans un moment ». Nous avons, tous les quatre, regardé ce lit, placé là debout dans le couloir, à un mètre cinquante de la porte de notre chambre. La situation était bien trop loufoque après ce que nous avions vécu ces dernières 72 heures. Les nerfs ont lâché. Un fou rire a éclaté. Le temps s'est arrêté. Nous riions aux larmes et tout mon corps se détendait le temps d'une parenthèse.

 

L'épisode du vomi reste aussi dans ma tête comme un moment-sourire, plus discret celui-là mais tout aussi libérateur de tensions insoutenables pour l'esprit. Une petite vengeance pour tous ces moments où je n'étais pas entendue.

 

Dans la deuxième chambre, le soir du deuxième jour, c'est l'heure du premier comprimé qui doit provoquer des contractions puisque les médicaments pour faire maturer le col n'ont pas enclenché le travail. Celui-là, c'était pour moi le sésame puisque mon corps allait enfin devoir réagir. La chimie allait créer des contractions. J'attendais cela depuis deux jours entiers sans rien voir venir naturellement. Ce comprimé devait m'être donné le matin du troisième jour si l'on avait suivi à la lettre le protocole mais que je supplie ma gynécologue de ne pas attendre encore une nuit pour me donner ce cachet. Elle ne s'attendait pas à ça. Elle était passée pour me dire de me reposer cette nuit parce que la journée du lendemain allait être éprouvante. Il me faudrait supporter le début du travail, la douleur des contractions, l'ouverture du col, la pose de la péridurale, l'accouchement, la délivrance, les points et la rencontre avec mon enfant sans vie. Comment avec un tel programme en vue pouvait elle bien s'imaginer que je puisse me coucher ? En plus ,je sais que c’est elle qui est de garde cette nuit. Demain, un autre médecin prendra le relais pour allonger la liste du défilé de professionnels que nous avons rencontrés jusqu'à présent. Elle avait voulu suivre le protocole alors elle devait aller jusqu'au bout de l'aventure. En effet, si les contractions engageaient le vrai travail, elle pourrait m'accoucher le matin avant la fin de sa garde. Elle entend ma détresse, me répond que ça n'a jamais été fait comme ça ici mais elle accepte de réunir son équipe pour leur soumettre ma requête. Ils acceptent finalement de faire cette entorse au protocole.

 

Elle m'annonce ça. Pour moi, c'est un vrai soulagement. Je ferais tout pour que ce petit bébé sorte de mon ventre avant qu'elle ne quitte la clinique.

« Vous êtes prête physiquement, vous êtes sure ? Sans avoir dormi avant ? Il faut vous préparer à passer une nuit blanche »

Aucun doute, rien. Une nuit blanche ? Nous en avons déjà deux dans les dents, une de plus, une de moins ça n'avait strictement aucune importance. Le physique, c'était rien. Je pouvais déplacer des montagnes, il fallait que ça s'arrête. Je n’avais plus le droit de manger ni de boire au cas où au dernier moment, le médecin déciderait d'une césarienne. Permettez-moi de rire quand l'infirmière m'annonce ça. Puis, je commence à ne pas me sentir bien en écoutant. La fatigue, la panique, le chagrin, le cerveau qui réalise que c'est bientôt la fin ou bien le mélange de médicaments ingérés depuis mon arrivée. Je préviens l'infirmière. Je lui dis que j'ai l'impression que ça va remonter et qu'il vaudrait mieux attendre un peu. C'est minuit, tout rond, tout pile. Elle est catégorique, il faut prendre le médicament maintenant. En plus, ça l'arrange pour ses calculs de protocole. La prochaine prise sera dans six heures si cette première n'a pas suffit. Je lui dis que c'est risqué. Elle me dit que c'est dans la tête. Je la crois bêtement. Elle me tend un verre d'eau. J'avale.

 

Trois minutes plus tard, je vomis à tel point que la petite écuelle prévue à cet effet et que j'avais demandé dans l'après midi, déborde. Il y en a partout sur les draps.

 

Je lui en veux. Elle est gênée. Elle ne pourra me redonner un comprimé que dans 6 heures. Je la fusille du regard. Elle met ses gants et part dans la salle de bain « fouiller » mon vomi pour se faire pardonner et me rassurer! Nous nous regardons avec mon homme et je souris en imaginant qu'elle est ce qu'elle est en train de faire.

 

 

 

 

On est de retour. Il reste deux silhouettes à gros bidon. L'une qui souffle, impatiente, et l'autre qui parle au téléphone de son attente à la clinique, bien trop excitée pour arriver à parler d'autre chose. Les salles d'accouchement sont à quelques mètres à peine et j'entends les cris des nourrissons. C'est trop, je ne peux pas rester comme ça. On change de place. On trouve des sièges bien plus loin.

 

A l'écart, je lis un roman en sautant une phrase sur deux, un paragraphe sur deux mais ça m'occupe de tourner les pages. Un médecin sort, je vois des chaussures d'homme. Je ne peux pas lever la tête. Est ce que c'est lui? Mon conjoint ne l'a jamais rencontré. Il est en face de moi et le regarde passer.

“Bonsoir”

Je veux partir en courant. M'enfuir.

 

“Madame M..?” Une voix au loin. C'est elle, c'est mon médecin. C'est l'heure. On ne peut plus reculer. Le matin, sa secrétaire nous a confirmé la bonne réception des résultats en vue du rendez-vous de ce soir. C'est comme un peu si un copain vous avait appelé alors que vous faisiez les cent pas chez vous, le jour des résultats du Bac, angoissé. Il est devant les listes des reçus et vous lance :

“C'est bon. J'ai les résultats devant les yeux. Tu viens ce soir de toute façon ?”

 

Elle les avait sur son bureau. Plusieurs feuilles faxées. Sans l'appel de ma “fausse belle sœur” lundi, nous ne les aurions pas.. Mon médecin avait réalisé après son appel que notre rendez-vous était fixé à cette semaine et que le laboratoire n'avait pas encore transmis les documents.

 

Je craque dans l'ascenseur, dans les bras de mon homme. Les yeux fermés, les larmes chaudes coulent comme la première nuit. C'est trop violent. J'ai mal au ventre et ma tête va éclater. Je veux quitter les lieux au plus vite. Il n'y a plus rien autour. On marche sous la pluie. L'homme par terre qui nous a demandé une pièce deux heures plus tôt, nous regarde muet. Le puzzle est complet. On a tous les deux entendu les mots du docteur, la même version. Elle a répondu à toutes nos questions. Elle a été très claire. Elle nous confie que c'est arrivé cette semaine à un autre couple, comme nous. Ça arrive. La nature est mal faite.

 

Je comprends mieux que mon corps n'a pas réagi, n'a pas décidé d'en finir et de laisser partir ce petit bout de chou à la clinique les deux premiers jours. Je comprends mieux pourquoi ça ne collait pas. Mon cerveau me disait bien qu'il n'y avait rien, que je pouvais avoir confiance en mon corps et mes sensations. C'est un accident.

 

Avant de partir pour la clinique ce soir je n’imaginais la réponse que chacun des paranges, comme nous appelle parfois, rêverait d'entendre de la bouche du docteur le jour de l'annonce des résultats.

“Il aurait été malheureux de vivre ainsi avec ce grave problème de santé. Ce n'est pas génétique mais il arrive que très rarement certains bébés développent ce type de problème et que la nature fasse son travail pour le laisser partir en paix avant que la médecine moderne s'acharne sur son cas sans penser réellement à la vie qu'il devrait supporter. C'est douloureux d'entendre ça mais c'est mieux ainsi, avant le terme, avant que votre aînée le rencontre et avant qu'il entre dans votre maison.”

 

Personne ne souhaite la douleur de son enfant. Il n'existe pas une maman sur terre qui peut choisir volontairement d'offrir une vie atroce à son enfant.

 

Cette version m'aurait un peu consolée. Elle avait le mérite de réparer ma foi en la vie. C'est rassurant de se lever le matin avec ce message dans la tête: “la nature est bien faite”. Ça excuse plein de choses. Ça justifie les petits désagréments, les contre-temps et les mauvaises surprises. Ça permet de se tourner vers l'avenir et d'attendre de comprendre quel était le chemin que la vie avait tracé pour que le monde soit meilleur.

 

Dans notre cas, l'explication n'est réconfortante. Un accident. Une bêtise. Une putain d'histoire de cordon vrillé !

 

« Un cordon ombilical torsadé au niveau de l'insertion fœtale . Une coloration jaunâtre des surrénales ainsi que des pétéchies sous pleurales pulmonaires en faveur d'une hypoxie fœtale. Un bébé de sexe masculin, 49 cm, 2,310 kg dont la biométrie est au 95ème percentile pour l'âge théorique ne présentant pas d'anomalie morphologique externe, ni de malformation viscérale. »

 

Comprenez :« un beau bébé bien portant sans aucun soucis de santé qui, en faisant de la gymnastique dans le ventre de sa maman, a fait tourner le cordon jusqu'à un point de compression qui lui a été fatal. »

 

 

Alors quoi, la nature n'a rien prévu dans ce cas-là ???? Tout ça, à cause de son énergie et de ses galipettes ???

 

Quel con ! Le con !

 

Non. Je ne peux pas lui en vouloir. Vraiment.Il ne savait pas. C'était juste un enfant qui ne voulait rien faire de mal. Un enfant qui n'a pas su s’arrêter à temps. Un enfant qui a fait une très grosse bêtise...sans faire exprès. On ne m'a simplement pas permis malgré les progrès technologiques de le surveiller puis le gronder avant que ça dégénère.

 

C'est vrai ça, et la technologie dans tout ça ? On s'amuse à créer un steak de bœuf à partir d'une seule cellule ou même à greffer un postérieur de bimbo à celle et ceux qui en rêvent et un appareil d'échographie ne pourrait détecter ce problème avant que ça aille trop loin ?? Trois vaisseaux dans ce cordon, c'est tout ce qu'on peut voir sur l'écran. Des couleurs et un flux.

 

Je rappelle que mon fils était en position de siège complet, comprenez la positon du bouddha le dos contre ma colonne, assis en tailleur face au monde, face au médecin, face à la sonde qui permet l'échographie. Je ne peux pas me dire qu'en ces circonstances, quinze jours avant le drame, il n'y a avait pas de signes visibles à l'écran de vaisseaux qui commençaient à montrer les signes d'une torsade engagée car mon fils ne s'est pas retourné entre temps.

 

L'histoire qu'on s'était faite, celle que mon conjoint m'avait racontée en arrivant dans ma chambre ce matin-là de janvier à la clinique pour que l'on se sente mieux était tout autre.

C'était celle d'un petit garçon qui avait un problème. On l'avait prévenu que ce serait difficile mais, au fil des jours, il s'était attaché à nous. Alors, il se battait, jour après jour, et se sentait près à affronter la vie qui ne serait pas toujours drôle pour lui. Ainsi, il luttait pour grandir et nous rencontrer un jour mais lorsqu'il s'aperçut nous étions fin prêts à l'accueillir avec la chambre qui était enfin terminée, le porte bébé dans l'entrée, le dernier cours de préparation bouclé et sa sœur qui commençait à lui céder ses jouets après son petit lit, alors il s’était dit qu'il ne pouvait pas nous faire ça. C'était trop risqué de continuer à nous faire espérer la vie à quatre en harmonie tant ses soucis de santé étaient lourds et ses chances de venir au monde en bonne santé trop faibles. Et alors, il avait cessé de se battre.

 

Elle m'avait apaisée cette histoire, moi, la fan de cinéma, rassurée par le cocon des salles obscures à l'intérieur desquelles on raconte des histoires et on jongle avec nos émotions pour nous faire vibrer, frissonner, croire en la magie du temps, la bonté des gens, la force de l'amour pour repartir avec un grand sourire ou bien un profond soupir mais toujours avec la joie de vivre et l'envie de créer, de croire et de partager.

 

La nature est mal faite si elle nous permet de donner la vie mais n'a pas prévu de protocole pour la mener à terme sans danger jusqu'à une putain de date d'accouchement! Pour nous, ce n'est pas une histoire de nature alors, vous me direz, mais une histoire rangée sur une autre étagère, plus mystique, une histoire de destin et j'ai trop de colère et de chagrin pour croire en ce mot et lui trouver la moindre qualité. La spiritualité, c'est alors tout ce qui nous reste pour faire notre bout de chemin et garder le cap de l'avenir pour notre fille chérie. Un jour quand elle voudra savoir, on lui racontera l'histoire de son petit frère. Elle sera contente de savoir que c'était déjà un petit sportif dans le ventre mais on lui expliquera que la nature a ses limites et qu’un accident est si vite arrivé. Non, vraiment, toutes les grossesses n'ont pas une fin heureuse.

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